Tempus fugit : les temps de la recherche interventionnelle

Horizon pluriel n°36 /

La révolution industrielle et le système d’économie capitaliste qui l’a mise au monde ont imposé aux sociétés humaines un nouveau rapport au temps. Si bien que rares sont aujourd’hui les activités qui échappent à la dictature du calendrier (Outlook pour plusieurs) et de la montre (connectée pour d’autres). Le monde de la recherche n’y échappe pas et nombreuses sont les répercussions du paramètre temps sur les préférences, choix et décisions des chercheur.es, de leurs équipes et des agences finançant la recherche. Sans vouloir aucunement prétendre à l’exhaustivité, il m’apparaît important d’apporter un éclairage sur ce que signifie le paramètre temps dans mon propre domaine qui est celui de la recherche interventionnelle en santé des populations. Par définition, la recherche interventionnelle s’inscrit dans le questionnement sur le « comment » de l’action avec pour objectif de prévenir les pathologies, blessures et handicaps, et de protéger et promouvoir la santé. Il est utile de distinguer deux grandes catégories de projet de recherche dans ce domaine : d’une part des projets investiguant des actions / dispositifs existants (par ex. le projet CLoterreS1 sur les dispositifs de contrats locaux de santé) et d’autre part, ceux développant et déployant de nouvelles actions afin d’en évaluer l’efficacité (par exemple le projet mené en Pays de Redon-Bretagne Sud2 3).

Je choisis d’aborder la question du temps dans la recherche interventionnelle en centrant mes réflexions sur cette dernière catégorie de projets. L’élaboration et le déploiement de projets en collaboration avec des partenaires s’inscrivant dans l’action a en effet des implications majeures en termes de difficulté, notamment sur le plan temporel, qui ne se retrouvent pas dans des projets d’analyse d’actions et de dispositifs. J’identifie dans ce qui suit 3 temps distincts mais non exclusifs.

… la dictature du calendrier […] le monde de la recherche n’y échappe pas.

© Freshidea

Le temps du financement de la recherche

Avec des effectifs étudiants en augmentation et un nombre d’enseignants qui ne l’est pas, les enseignant.es-chercheur.es voient ces dernières années leur capacité de recherche passablement hypothéquée par leurs responsabilités académiques. Leurs activités de recherche sont donc aujourd’hui plus tributaires que jamais des financements extérieurs qui permettront de recruter doctorants, professionnels de recherche et stagiaires dédiés au projet. Ces recrutements visent la conduite des projets en cours, ainsi que l’anticipation des futurs appels à projets. La finalité, tel un cercle vertueux, est de conserver ces professionnels et ainsi conforter et développer l’expertise et la capacité de recherche de l’équipe.

En recherche interventionnelle, les périodes financées vont d’une à quatre années. Les projets s’appuyant sur un financement court sont, on le devine, fortement contraints en termes d’ambitions et de capacité à générer des enseignements transposables à d’autres contextes. En règle générale, plus le projet sera court, plus il sera hors sol et donc moins susceptible de s’ajuster à la réalité et au contexte institutionnel et local dans lequel il est déployé. On fera par exemple moins appel aux talents, connaissances et à la capacité d’innovation des acteurs du terrain.

Le temps de la mise sur pied et du déploiement du dispositif interventionnel

On peut résumer l’essence d’une intervention en santé des populations en une mobilisation d’acteurs pour une visée commune. Non seulement une intervention repose sur la collaboration de personnes et sur la mobilisation de leurs ressources (temps, expertises, réseaux de collaborateurs), mais elle nécessite aussi que ces personnes partagent un langage et une vision commune des problèmes et des solutions à apporter par le dispositif. On dit d’ailleurs que la condition sine qua non du succès d’un programme est que les acteurs impliqués y croient. Il est donc essentiel pour les projets de recherche interventionnelle d’investir une part significative du temps dédié à gagner l’appui et l’implication de toutes ces personnes essentielles au succès du projet.

… un temps dédié à gagner l’appui et l’implication de toutes ces personnes essentielles au succès du projet.

Dans le cadre du projet « Ensemble, la santé de tous en Pays de Redon- Bretagne Sud »2 3, plusieurs mois ont été nécessaires afin de mobiliser un groupe conséquent d’acteurs du territoire pour un travail collectif de renforcement de leur capacité d’action sur les déterminants sociaux de la santé (logement, milieu de vie, emploi, éducation, cohésion sociale, etc.). De la mobilisation initiée par la Mutuelle des Pays-de-Vilaine à l’association des acteurs institutionnels locaux et régionaux lui conférant alors sa légitimité indispensable, de multiples réunions et interventions avec et auprès de chacune des parties ont ponctué le lancement du projet.

Ce temps de mise sur pied du dispositif de recherche interventionnelle demeure encore aujourd’hui négligé par les agences de financement de la recherche. On le voit également rarement évoqué dans les articles scientifiques présentant les résultats de ce type de recherche.

Le temps des impacts et effets des interventions

L’autre spécificité temporelle de la recherche interventionnelle est cette latence entre la période de déploiement de l’intervention et celle où il est possible d’observer ses impacts, c’est-à-dire ce qui relève directement de l’action du projet (par exemple, le renforcement des compétences des intervenants en santé sexuelle dans les collèges) et ses effets qui eux relèvent d’un indicateur retenu (l’incidence des infections aux IST, pour compléter l’exemple précédent). C’est là une dure réalité à laquelle sont confrontées les équipes de recherche qui doivent alors s’assurer d’être en mesure de capturer ces deux périodes dans le calendrier financé. Il faut savoir que la communauté scientifique ne se contente plus comme preuve d’efficacité d’un programme des changements enregistrés juste à la fin de la phase de déploiement du projet. Par exemple, les programmes d’aide à la cessation du tabagisme sont aujourd’hui généralement jugés sur la base du taux d’abandon à six mois post intervention. Ce délai entre l’action et ses impacts et effets est particulièrement important lorsqu’on s’engage dans des projets complexes s’inscrivant dans un travail de mobilisation et de collaboration intersectorielle et laisse souvent croire à tort à leur échec. Il faut effectivement du temps pour que les normes et visions évoluent dans un réseau d’acteurs et que des collaborations se forgent et permettent de changer de manière significative et observable les façons de traiter un problème.

En somme, le temps, envisagé ici sous l’angle d’une contrainte et d’une ressource, marque fortement les choix et préférences des équipes en recherche interventionnelle. Le temps impose aux chercheurs une rationalité contrainte susceptible de les inciter à prendre des décisions qui bousculeront parfois leurs partenaires dans le développement et le déploiement des actions de terrain. Il est donc important que tous les acteurs associés à un projet de recherche interventionnelle mettent sur table le rôle que joue le paramètre temps dans leurs préférences et choix, pour avancer ensemble sereinement, en toute connaissance de cause.

Tempus fugit… Pour autant, il serait regrettable de laisser ce paramètre l’emporter sur des visées partagées. Le défi est, au contraire, de l’apprivoiser au profit d’une démarche fédératrice qu’est, par définition, une recherche interventionnelle.

Eric Breton

Enseignant-chercheur, École des hautes études en santé publique (EHESP)

Éléments bibliographiques :

1 Breton E, collègues. Site web du projet CLoterreS sur les contrats locaux de santé. Lien

2 You C, Joanny R, Ferron C, Breton E. Intervenir localement en promotion de la santé : les enseignements de l’expérience du Pays de Redon Bretagne Sud. Rennes : Chaire « Promotion de la santé » à l’EHESP Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique ; 2017. 188 p. Lien

3 Breton E, Briand M-R. Mobiliser les acteurs pour des programmes et politiques qui agissent sur les déterminants sociaux de la santé. La Santé en action. sept 2013 ; (425) : 10‑2

HORIZON PLURIEL – N°36 – DÉCEMBRE 2019