Représentations et expériences du temps en santé : universalité et spécificités en contexte migratoire

Horizon pluriel n°36 /

Le temps est une expérience universelle et particulière à la fois, qui se révèle souvent en situation d’altérisation1. Ne pas être à l’heure aux rendez-vous, ne pas savoir gérer son temps sont autant d’expressions courantes désignant les travers de personnes ne respectant pas (ou plus) une norme de temps, perçue comme temporalité universelle de référence.

Des groupes de populations (migrantes ou de telle origine, sans papiers ou précaires par exemple), comme des groupes d’âges (jeunes, retraités), sont ainsi associés à des temporalités spécifiques, parfois essentialisées2. Or, cette donnée temporelle est construite culturellement, à partir de l’observation des cycles de la nature et des instruments de mesure que les sociétés humaines ont fabriqués pour vivre et se repérer, et qui les ont véritablement façonnées. Il y avait des similitudes en Grèce comme en Inde antique, dans le découpage du temps, qui distinguait alors : le temps physique, mesurable, linéaire (Chronos) du temps vécu, ressenti, le moment opportun (Kairos), et du temps cyclique (Aîon).

Quelles que soient les sociétés, cette construction sociale et culturelle des différentes temporalités et des représentations du temps entre en compte dans les conduites individuelles et collectives.

Les saisons, le décalage horaire, le rythme et les conditions de vie et de sommeil ont des effets connus sur l’état de notre santé aux différents âges de la vie, sur sa qualité et sur son allongement. Quelle place accorde-t-on au temps dans la prise en charge des maladies, les parcours de soin et en amont, dans la prévention et la promotion de la santé, pour tous, ou en contexte spécifique comme celui de la migration ?

En migrant, beaucoup d’individus doivent changer leurs cadres de références pour s’adapter aux nouveaux contextes.

Dans l’exercice biomédical, l’urgence prime sur le moyen ou le long terme visés par les médecines traditionnelles et non conventionnelles. Les avancées techniques ont aussi permis de mieux détecter, prévenir et agir sur les différents facteurs pathogènes, sans pour autant remplacer les connaissances cliniques accumulées au fil des siècles (temps passé) par les traditions médicales savantes (chinoises, indiennes ou gréco-arabes). Plus segmentée, technicisée et spécialisée, la biomédecine se heurte désormais à la nécessité de ré-« humaniser les soins » et de reconnecter la technicité médicale aux réalités humaines ; celles des temporalités du croire, du comprendre ou de l’adhésion aux directives thérapeutiques et aux choix politiques effectués en matière de santé. La prévention et la promotion d’une santé équilibrée, durable participent ainsi d’une culture de la santé à la fois universelle et très spécifique aux traditions médicales savantes et populaires partagées dans un contexte socio-culturel donné. En migrant, beaucoup d’individus doivent changer leurs cadres de références pour s’adapter aux nouveaux contextes dans lesquels ils tentent de s’insérer.

© Denys Argyriou

L’anthropologie médicale s’attache globalement à rendre compte de l’importance de ces temporalités. Elle s’est intéressée à mettre au jour les phases que les individus traversent, lors d’un accident ou lorsqu’une maladie survient : le temps d’acceptation (ce qui évite le déni), de la compréhension (ce qui aide à l’acceptation), de l’action (pour agir ou réagir face à l’atteinte, l’infortune ou à l’attaque). Or, ces différentes temporalités sont rarement mesurées, voire exclues des schémas descriptifs des pathologies qui ne retiennent là encore que le modèle biomédical de la maladie (disease) : sa genèse, son apparition et ses symptômes, son évolution et ses issues possibles. Pourtant, les anthropologues (Kleinman, Laplantine) ont montré que tomber malade, attraper un mal, s’inscrit également dans des registres explicatifs bien plus larges : ceux de l’individu (la maladie-sujet, illness) et de son groupe d’appartenance (la maladie société, sickness) ou du corps social qui l’entoure. En contexte migratoire particulièrement, un travail d’ajustement de ces différentes dimensions sera nécessaire aux soignants comme aux individus accueillis, dans les prises en charge ou les actions de prévention. Les ruptures provoquées par l’adaptation aux nouvelles conditions de vie, de séjour et de travail (autorisé ou non), comme les raisons du départ (imposé, voulu, négocié), marquent les itinéraires de santé des individus tout au long du parcours migratoire.

Reda, jeune afghan de 16 ans, est arrivé il y a quelques mois, et n’a pas choisi de rester en France. Il souhaite rejoindre un frère déjà installé en Suède. Un protocole préventif hospitalier lui est proposé, en vue du dépistage de son âge osseux (à visée de contrôle), ainsi que des infections parasitaires par une analyse de selles. Il doit uriner dans un tube et apporter ses excréments dans un bocal. L’infirmier m’appelle pour traduire, car il a du mal à lui expliquer l’intérêt de ce bilan de santé systématique réservé aux mineurs non accompagnés.

Extrait de carnet de terrain. L. Kotobi, Enquête Qualitative (WP1)- ANR Premiers Pas.3

Que signifie pour un adolescent étranger ne parlant pas le français de devoir passer des examens intimes, dans un temps imposé, sans réelles explications de leur utilité pour lui et sa santé ? L’ethnologue ne s’intéresse pas seulement à décrypter le sens du mal (Augé) chez les enquêtés, mais aussi la place que prend cette épreuve dans la temporalité d’une trajectoire de vie. Les facteurs défavorables s’accumulent dans le temps, sans que les acteurs de la promotion et du soin ne les aient identifiés. Certains épisodes difficiles de la vie demandent un temps de réparation incompressible : le temps long, et nécessaire, pour cicatriser les plaies profondes du corps et de l’âme4.

Pour envisager l’avenir, la notion de projet qui sous-tend les actions de santé publique demande au sujet de se projeter en avant. Reda le peut-il vraiment ? De même, poser des jalons temporels (Chronos) pour atteindre un objectif thérapeutique, tel un changement de régime alimentaire, n‘est pas toujours le moment opportun (Kairos). La longue attente du verdict de l’Ofpra (office français de protection des réfugiés et apatrides) est très souvent vécue comme stressante, comme un temps suspendu.5 L’incertitude face au futur construit désormais les trajectoires des personnes en migration. Une situation irrégulière, la menace d’expulsion, pèsent sur leur quotidien, leurs conditions de vie et de survie.

© Zac Ong

L’insuffisante prise en compte des réalités temporelles humaines contribue sans doute à mettre à mal nombre de politiques (sanitaires, migratoires) pourtant déployées pour soigner ou prévenir. Réintroduire du temps dans les actions de prévention, les consultations, les soins, tendrait à réduire les inégalités qui se creusent entre certains patients (chroniques, étrangers, précaires…) parfois qualifiés de « patients lourds », et les autres. L’accompagnement comme la médiation ou l’interprétariat6 sont autant de ressources pouvant contribuer à redistribuer et réajuster ces temps de contact entre acteurs et à recréer les liens humains dans les itinéraires thérapeutiques qu’emprunte toute personne, pas seulement en migration.

L’incertitude face au futur construit les trajectoires des personnes en migration.

Laurence Kotobi

Enseignante-chercheuse en anthropologie, Université de Bordeaux

Éléments bibliographiques :

1 Le processus qui rend l’autre différent de soi et le réduit à cette altérité.

2 Considérées chez eux comme quasi-naturelles, devenant presque une seconde nature.

3 Recherche pluridisciplinaire (coord. J. Wittwer), Université de Bordeaux / IRDES,portant sur l’appropriation du dispositif de l’aide médicale de l’Etat (AME) par les étrangers en situation irrégulière, co-financée par l’ARS Nouvelle Aquitaine et la Fondation des Amis de Médecins du Monde (2016-2020).

4 Cf. Lemée-Gonçalves C, Galay D., L’Après-Shoah : des traumas aux processus de réinscription, Face à face [En ligne], 5, 2003.

5 Kobelinsky C. L’accueil des demandeurs d’asile. Une ethnographie de l’attente, Paris. Éd. du Cygne, 2010

6 Kotobi, L. « L’interprétariat médico-social : une exigence éthique », La Santé en action, 442, 2017, 15-17

HORIZON PLURIEL – N°36 – DÉCEMBRE 2019