Quand vient le temps de prendre soin de soi

Horizon pluriel n°36 /

Dans notre société, le travail, le temps et la santé sont intimement liés, même si ce lien est souvent peu visible. Il l’est d’autant moins pour les travailleurs indépendants, le salariat restant la référence habituelle. L’étude du cas des artisans montre l’existence d’un rapport au temps et à la santé qui est bien spécifique.

Pour les salariés, qui constituent environ 90 % de la population active, travailler consiste, selon le Code du Travail, à se mettre à la disposition d’un employeur chaque semaine pendant, en général, une durée de 35 heures. Pour les 10 % restants – les travailleurs indépendants – vendre son travail, c’est dans la plupart des cas s’engager à atteindre un résultat plutôt qu’à travailler durant un temps bien défini. Pour les artisans, il s’agit souvent de réaliser des tâches prévues dans un devis après avoir estimé le temps que ce travail prendra … si tout se passe comme prévu. Le rapport au temps des artisans est donc différent de celui des salariés.

Quant à la santé, son lien avec le travail est complexe. Si le travail peut parfois user l’organisme prématurément, il est également une sorte d’exercice physique qui nous maintient en bonne forme, tant physique que morale. Or, un individu en bonne santé a de meilleures chances de faire une belle carrière professionnelle, alors qu’une personne malade éprouvera des difficultés à se maintenir en activité. Présentant à la fois des aspects néfastes et salutogènes, le travail est bon ou mauvais selon les conditions dans lesquelles il s’exerce. Là encore, les indépendants se différencient des salariés par des règles moins contraignantes en matière de normes de sécurité, de suivi de la santé et de protection sociale. A l’inverse des salariés, ils sont responsables de leurs propres conditions de travail.

A partir d’une enquête menée en Bretagne auprès d’une cinquantaine d’artisans exerçant dans des domaines divers (maréchalerie, artisanat d’art, bâtiment), nous avons pu mettre à jour la manière singulière dont le temps, la santé et le travail s’articulent dans cette population.

Pour la comprendre, il importe de considérer deux temporalités. D’abord, le temps court de la semaine de travail, où se révèlent les contraintes au quotidien. Ensuite, le temps long du parcours professionnel qui rend perceptible un rapport à la santé qui évolue avec l’âge.

Préoccupés avant tout par la santé économique de leur entreprise, ils considèrent qu’ils ont mieux à faire que de se rendre chez leur médecin.

Une vie quotidienne qui laisse peu de place aux questions de santé

Le premier constat est que les artisans ont un rythme de travail intense. Ainsi près des deux tiers d’entre eux travaillent plus de 50 heures par semaine1. La variété des tâches à accomplir dépasse de loin la simple réalisation des commandes. Tout en réalisant celles-ci, ils doivent remplir leur carnet de commandes, répondre aux sollicitations des clients et des fournisseurs, remplir des tâches administratives et, pour environ la moitié d’entre eux, gérer une équipe de salariés. Cette cadence élevée engendre du stress et de la fatigue.

Dans ce contexte, les questions de santé n’apparaissent pas aux artisans comme une priorité. Préoccupés avant tout par la santé économique de leur entreprise, ils considèrent qu’ils ont mieux à faire que de se rendre chez leur médecin. C’est pourquoi ils recourent fréquemment à l’automédication pour se soigner.

Quand on a mal au dos tous les matins, avaler un médicament antalgique ou anti-inflammatoire permet de résoudre immédiatement le problème et de remettre à plus tard le moment où on prendra sérieusement soin de son corps. D’autant que s’arrêter de travailler coûte cher car les frais fixes (remboursements de crédit, cotisations sociales, loyers …) continuent à s’accumuler.

© Jean Lecourieux Bory

Dans l’artisanat où le travail arrive surtout par le bouche-à-oreille, la bonne réputation d’un artisan est sa meilleure carte de visite. Dans cet univers aux valeurs « masculines » bien affirmées, il faut se montrer résistant aux efforts et à la douleur et tenir à tout prix ses engagements. Se rendre au travail, même si on est malade, est une obligation morale autant qu’économique. « Tant qu’on tient debout, on va travailler », disent-ils souvent. Lorsqu’un arrêt de travail s’avère inévitable, il est rarement respecté dans son intégralité et la reprise du travail est précoce.

© Christopher Burns

Ainsi, la santé est mise entièrement au service du travail et de l’entreprise. On peut même dire qu’elle est compromise par un certain acharnement au travail, afin de garantir la viabilité de l’entreprise.

Ce rapport au corps est particulièrement présent dans les premières années de travail indépendant, lorsque l’artisan, encore jeune, se sent invulnérable et compense le manque de moyens techniques par un engagement physique intense.

Evolution du rapport à la santé au fil du parcours professionnel

Ce rythme n’est pas tenable indéfiniment. L’avancée en âge et l’usure du corps entament les capacités physiques. A partir d’un certain âge, souvent aux alentours de la quarantaine, le rapport au corps évolue vers davantage de prise en compte de la santé. Les artisans se rendent compte de la nécessité de prendre soin d’eux-mêmes car un corps malade ou trop fatigué risque de les mener à la catastrophe. Désormais, il ne s’agit plus de serrer les dents pour se rendre au travail si l’on ressent des douleurs, mais de tenir compte de celles-ci pour pouvoir poursuivre sa carrière.

Faire tourner son entreprise reste la priorité, mais le rapport au corps doit changer pour pouvoir y répondre. Ce changement intervient fréquemment à l’issue d’une période d’incertitude au cours de laquelle les individus prennent conscience de leurs limites physiques et des risques auxquels ils s’exposent. Être témoin ou victime d’un accident de travail, avoir un collègue atteint de troubles musculo-squelettiques ou devoir soi-même subir une opération, voir des confrères cesser leur activité pour raison de santé, tels sont les événements qui les incitent à réfléchir à leur propre avenir. Ils cherchent donc des moyens de ralentir le rythme, avec comme objectif de tenir jusqu’à la retraite. Le réseau de collègues, la présence éventuelle de salariés et l’expertise technique acquise au fil du temps sont des ressources qu’ils mobilisent. L’engagement du corps au travail devient plus réfléchi.

Tous les artisans ne suivent pas ce parcours idéal. Un certain nombre d’entre eux quitte l’artisanat en cours de carrière alors que d’autres y entrent tardivement. Pour les individus qui cessent précocement leur activité, la santé peut être en cause, notamment dans les métiers à forte pénibilité. La prise en compte de la santé arrive souvent trop tard dans les parcours, alors que le corps a déjà subi une usure importante. Si les jeunes artisans sont souvent mieux informés que leurs aînés sur les questions de santé au travail, ils ne se sentent pas toujours en mesure d’appliquer ce qu’ils ont appris.

…l’indépendance n’est pas par nature incompatible avec la capacité de maîtriser son temps et sa santé : l’autonomie qu’elle procure est une arme à double tranchant.

L’artisanat est un monde majoritairement masculin, mais les femmes n’en sont pas absentes, que ce soit en tant que conjointes ou en tant qu’artisanes. Les conjointes sont des personnages essentiels dans les questions de santé et ce sont souvent elles qui incitent leur époux à se soigner. En revanche, les artisanes adoptent les mêmes comportements que les artisans en matière de santé au travail, comme en témoigne le faible recours au congé maternité dans cette population2. L’effet du statut semble donc l’emporter sur celui du genre.

D’après les entretiens qui ont été menés, la quarantaine est un âge charnière où les artisans se sentent comme au milieu du gué. Ils doivent continuer à avancer tout en sachant que les habitudes de travail qui ont été prises ne leur permettront pas d’arriver à bon port. Une attention particulière pourrait être portée à cette période de la vie où les artisans sont davantage réceptifs aux messages sanitaires et prêts à se les approprier.

Enfin, il faut garder à l’esprit que l’indépendance n’est pas par nature incompatible avec la capacité de maîtriser son temps et sa santé : l’autonomie qu’elle procure est une arme à double tranchant.

Olivier Crasset

Enseignant-chercheur en sociologie, membre du CENS (Centre Nantais de Sociologie) UMR 6025,
Précédemment artisan ferronnier d’art, auteur de « La santé des artisans. De l’acharnement au travail au souci de soi »

Éléments bibliographiques :

1 Baromètre Arti Santé BTP 2017, Lien

2 RSI, « Enquête prestations maternité pour les femmes chefs d’entreprise », novembre 2007,

HORIZON PLURIEL – N°36 – DÉCEMBRE 2019