Quand l’analyse de(s) temps santé révèle une mémoire individuelle et collective !

Horizon pluriel n°36 /

Le temps – tout comme l’espace – est l’un des éléments essentiels et indissociables de la mémoire1. Ainsi, par exemple, les temps de repas, de vacances pendant notre enfance ou dans notre vie d’adulte, nous renvoient à la création d’une mémoire familiale ; les temps de loisirs populaires (bal…), de fréquentation de l’usine, les temps de grève, renvoient à la construction d’une mémoire ouvrière ; les temps de célébration religieuse, la participation à des rites religieux, contribuent à la mémoire d’une communauté religieuse.

De la même manière, l’analyse des temps forts dans le champ de la santé permet de révéler la construction de la mémoire collective.

Nous pouvons ainsi citer : 31 mai – Journée sans tabac ; 1er décembre – Journée mondiale de lutte contre le sida ; Mois sans tabac ; Octobre rose, Téléthon…

…nous parlerons de la mémoire collective qui joue un rôle fédérateur, autour d’une cause (le sida, le cancer du sein… )

Si ces temps de mobilisation scandent l’année des médias, ainsi que celle des institutions, des professionnels et bénévoles qui mettent en oeuvre des actions sur ces problématiques, ils jouent aussi un rôle de mémoire. Dans les exemples que nous citons, nous parlerons de la mémoire collective qui joue un rôle fédérateur, autour d’une cause (le sida, le cancer du sein…), mais bien aussi commémorative2. Comme le soulignent Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc « Oublier le passé, c’est se condamner à le répéter »3. Outre les multiples avancées dans la prévention, la promotion de la santé, ces causes doivent toujours trouver un écho afin de prévenir les générations actuelles et futures. Il y a, dans ces différents temps « mémoriels et évènementiels », un rôle de transmission notamment auprès de générations qui n’étaient pas nées – comme par exemple pour le sida lors des premières luttes contre ce fléau – mais aussi celui de nous situer dans notre parcours professionnel, militant, ou dans notre parcours de vie4.

© 1STunningArt

Ce croisement du temps et de la mémoire est perceptible particulièrement en promotion de la santé. Prenons, par exemple, le développement de l’empowerment à partir d’ateliers collectifs dans le cadre d’une démarche communautaire. Comme nous le montrent différents travaux, le développement d’une conscientisation individuelle, puis collective, demande du temps, de l’énergie, et des méthodes pédagogiques adaptées (Wallerstein : 2006). Au détour d’enquêtes, d’évaluations revenant sur les processus en cours, nous voyons alors apparaître – outre une efficacité indiscutable sur le plan de la santé – certains autres éléments : « Je me souviens, c’était par moment difficile, d’autres meilleurs, mais on a fait ensemble pour la même cause, on a aussi appris à se connaître, à voir que l’on était tous pareils ; ces ateliers, c’étaient aussi des moments à nous, et cela m’a et nous a changés…»

De telles expériences amènent – par la création d’un espace-temps – au développement d’un sentiment d’appartenance identitaire entre individus qui non seulement partagent une communauté de souvenirs (ici l’atelier), mais aussi une communauté de destins. D’une certaine façon, ces temps permettent de développer du lien social, de l’identité sociale et inscrivent les individus dans « un récit » qui donne ou redonne du sens à leur destinée.

© Dmitrij Paskevic

Si ces temps permettent la constitution d’une mémoire, les participants révèlent bien souvent une inquiétude : « Comment faire pour que d’autres prennent notre place ? Comment leur dire que beaucoup de choses ont été faites, et pourquoi on a fait cela ? ». Au détour de l’aspect de pérennisation et du renouvellement des personnes dans une démarche, c’est bien la question des « traces » qu’il faudrait laisser, montrer, analyser pour que la dynamique perdure et que le sens originel ne soit pas perdu. Ces traces (luttes, avancées, réussite, échec, rebondissement…) peuvent bien sûr prendre plusieurs formes selon les situations : traces écrites, vidéos, lieux aussi…. De fait, elles deviennent des « empreintes », signifiantes pour d’autres et très utiles pour les chercheurs et les porteurs de programmes. Ainsi, la mémoire confrontée à la temporalité d’un projet santé permet d’être à la fois un support pour le renforcement d’un sentiment identitaire et un révélateur d’évolution d’un savoir, savoir-faire et savoir-être.

Capitalisons sur notre histoire, elle est passionnante et il reste encore de longues pages à écrire.

Ce développement de traces, d’empreintes, d’une mémoire collective porteuse de sens ne devrait-il pas être source de questionnement pour les acteurs-professionnels de la promotion de la santé ? En effet, comment de jeunes professionnels, arrivant dans ce champ, s’inscrivent-ils dans l’histoire longue de la promotion de la santé en France ? Existe-t-il un sentiment identitaire ? Quel rôle accordé aux professionnels de longue date qui disposent d’un recul historique et d’une mémoire des évolutions du métier, du champ, des publics… ? Qui se souvient qu’avant les Ireps, il existait des Direps (Délégations interrégionales d’éducation pour la santé) ? Que de nombreux professionnels sont d’anciens « Emplois jeunes tabac » ?… Créer de la mémoire est aussi un enjeu identitaire ; alors je lance un appel pour la création d’Archives Nationales de la Promotion de la Santé pouvant recueillir des témoignages, des archives associatives, des films, des outils…5 Capitalisons sur notre histoire, elle est passionnante et il reste encore de longues pages à écrire.

Eric Le Grand

Sociologue, consultant en promotion de la santé

Éléments bibliographiques :

1 Halwachs M., Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel , 1994, (1ère édition 1925) ; Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire (3 tomes : 1984,1986,1992) ; J. K. Olick : Collective Memory : The Two Cultures, Sociological Theory, Vol. 17, N° 3, Novembre 1999, pp 333-348 

2 Nous utilisons ici le terme de commémoratif dans le sens d’un rappel de l’urgence d’une situation et non dans le sens « commémoratif » d’un évènement comme peuvent l’être « les commémorations de la fin de la seconde guerre mondiale ». 

3 « A quoi servent les politiques de mémoire ? » SciencesPo Les Presses, 2017 

4 Par exemple : « Au plus fort de l’épidémie du sida, quel âge avais-je, qu’est-ce que je faisais, quel métier j’exerçais, comment je percevais ce qui se passait selon ma situation, qu’est-ce que cela a changé en moi ? » 

5 Nous pourrions prendre exemple sur les Archives Nationales des associations de jeunesse et d’éducation populaire : Lien. Les éléments recensés permettent aussi de lancer des programmes de recherches.

HORIZON PLURIEL – N°36 – DÉCEMBRE 2019