Espaces publics favorables à la santé : antagonismes et contradictions

Horizon pluriel n°35 /

Cet article est issu d’une réflexion construite lors de différents projets réalisés à l’EHESP avec Anne Roué Le Gall, Nina Lemaire, Marie-Florence Thomas, Françoise Jabot et Guilhem Dardier, ainsi qu’avec l’a-urba, la Fédération Nationale des Agences d’Urbanisme et les membres du groupe de travail ISadOrA.

Les espaces publics occupent une place importante dans la thématique de l’urbanisme favorable à la santé. Touchant à la fois aux questions de mobilité, d’interactions et de cohésion sociale, d’exposition ou de protection face à certaines pollutions et nuisances (air, sols, eau, bruits, chaleur…), ils sont un levier intéressant pour la santé. Pour autant, la question de l’intégration des enjeux de santé dans l’aménagement des espaces publics se heurte à plusieurs défis. La thématique étant récente en France, les acteurs se tournent souvent vers la littérature scientifique internationale pour savoir ce qu’est un espace public favorable à la santé. Or, si les acteurs de la santé publique s’intéressent aux « preuves », ce sont avant tout les acteurs de l’aménagement et de l’urbanisme qui conçoivent et aménagent ces espaces. Passer de la littérature scientifique à la mise en oeuvre sur le terrain n’est pas toujours chose facile1.

Des connaissances scientifiques à la déclinaison opérationnelle

La littérature scientifique internationale est foisonnante sur la question des espaces publics favorables à la santé. Elle cherche à répondre à des questions telles que : qu’est-ce qui va inciter les enfants à utiliser l’espace public pour faire du vélo ou encourager une personne âgée à sortir se promener ? Qu’est-ce qui permet aux gens de se rencontrer et d’interagir dans l’espace public ? L’objectif est d’identifier des configurations validées scientifiquement pour orienter les choix d’aménagement. Les chercheurs identifient souvent des caractéristiques2 – accessibilité, sécurité, qualité, « marchabilité »* – qui sont des leviers à considérer pour aménager des espaces publics favorables à la santé.

Cette liste de caractéristiques permet néanmoins difficilement de passer à l’action. Si les connaissances scientifiques valident l’importance de s’y intéresser, elles indiquent rarement comment les décliner, ni quelles configurations sont les plus favorables à la santé. D’autant plus que ces configurations changent nécessairement au regard du contexte et des différents groupes d’individus concernés. D’autre part, les considérations relatives à la sécurité ou l’accessibilité des espaces font déjà partie du quotidien des acteurs de l’aménagement, sans avoir nécessairement besoin de l’entrée « santé ». Leur présenter ces caractéristiques comme recommandations pourrait être contreproductif et aboutir à une check-list caricaturale du type : l’espace est sécurisé, l’espace est accessible, il est donc favorable à la santé. La démarche de prise en compte de la santé dans la conception et l’aménagement des espaces publics doit aller plus loin pour inclure certains détails qui ont leur importance.

Gérer les antagonismes au regard de la santé

Intégrer la santé dans l’aménagement des espaces publics implique de considérer plusieurs dimensions. Par exemple, si nous nous intéressons à la promotion de l’activité physique via la pratique du vélo, nous pourrons décider de favoriser le déploiement de pistes cyclables dans un quartier. Il faudra néanmoins réfléchir à l’implantation de ces pistes cyclables pour limiter l’exposition des cyclistes aux polluants3, en éloignant par exemple les pistes des sources d’émission (trafic routier). A cela peut s’ajouter la problématique de la sécurité et du sentiment de sécurité, qui conditionne parfois la pratique d’activité physique, ce qui peut amener à considérer l’éloignement vis à- vis du trafic (sécurité) tout autant qu’un travail sur la visibilité et l’éclairage des pistes cyclables (sécurité et sentiment de sécurité). La réflexion doit donc considérer les différents facteurs qui influencent la santé et les comportements favorables à la santé – ici l’activité physique – et les mettre en regard les uns des autres pour trouver des compromis entre certains antagonismes. Ces compromis doivent également se faire au regard du contexte social et des différents publics.

En effet, les questions d’accessibilité, de sécurité ou d’attractivité ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Un espace accessible pour les adultes ne le sera pas nécessairement pour les enfants. Un espace perçu comme sécurisé pour les hommes ne le sera pas toujours pour les femmes4. D’autant plus que les perceptions individuelles, par définition subjectives, jouent beaucoup sur la façon dont les personnes vont investir l’espace public5. La prise en compte de ces perceptions est nécessaire, surtout dans un contexte d’inégalités sociales et environnementales de santé, même si cela rend difficile la généralisation de recommandations précises (distance donnée entre des espaces, mesures favorisant le sentiment de sécurité).

Trop vouloir sécuriser l’espace peut être contreproductif (…) Par la suppression des impasses et des recoins, l’installation d’un éclairage intense…, on risque de chasser les gens…

© Tomasz Zajda / photomontage : AB/MS - Promotion Santé Bretagne

Vers un partage des connaissances

Alors comment faire ? La solution n’est pas clef en main. D’un côté, il est légitime que les acteurs de l’aménagement veuillent des éléments opérationnels pour pouvoir intégrer efficacement la santé dans leurs projets. De l’autre, aménager un espace public favorable à la santé ne ressort pas de l’application d’une check-list. S’il est nécessaire d’avoir des grandes lignes qui guident l’aménagement des espaces, il est indispensable de les mettre en regard du contexte du projet : à quel endroit, pour quelles personnes, avec quels objectifs pour la santé ?

Ainsi, faire des espaces publics favorables à la santé, c’est avant tout gérer les antagonismes et contradictions entre des caractéristiques dites favorables à la santé et faire des compromis au regard du contexte et des usages actuels et futurs. L’approche santé permet alors d’exploiter des principes déjà ancrés dans les pratiques de l’aménagement, mais au regard d’enjeux et d’objectifs de santé publique, afin de comprendre dans quelle configuration ils bénéficieraient le plus aux personnes, dans un endroit donné. Pour ce faire, la connaissance issue de la littérature doit être confrontée au terrain et surtout aux expériences des acteurs de l’aménagement qui savent ce qui peut fonctionner. Finalement, aménager des espaces publics favorables à la santé appelle les acteurs de la santé et de l’aménagement à travailler ensemble pour partager leurs connaissances respectives. Ce qui reste aujourd’hui le plus gros défi.

Femmes et sentiment de sécurité dans l’espace public

En France, la question de la sécurité et du sentiment de sécurité des femmes dans l’espace public est d’actualité6. Si, dans l’approche santé, cette question a été identifiée comme une variable influençant les usages des espaces publics (et par conséquent la mobilité, l’activité physique, les rencontres …), la sécurité ne peut pas être le critère prioritaire de l’aménagement favorable à la santé. Trop vouloir sécuriser l’espace peut être contreproductif. En limitant les facteurs propices aux actes d’agression – par la suppression des impasses et des recoins, l’installation d’un éclairage intense…7 – on risque de chasser les gens, dont certaines femmes, des espaces publics, désormais froids et peu accueillants.

Julie Romagon

Chargée d’études, EHESP (Ecole des hautes études en santé publique)

Eléments bibliographiques :

* Traduction de l’anglais « walkability », favorable à la marche

1 Roue Le Gall A, Lemaire N. Urbanisme favorable à la santé. In: Yearbook Santé et Environnement Edition 2017 John Libbey Eurotext. Environnement Risques et Santé; 2017 [Consulté le 27 juin 2018]. p. 201–4. Lien

2 Lavin T, Higgins C, Metcalfe O, Jordan A. Health Impacts of the Built Environment – A Review. Institute of Public Health in Ireland; 2006 Jul [Consulté le 1er avril 2016]. Lien

3 Khreis H, Warsow KM, Verlinghieri E, Guzman A, Pellecuer L, Ferreira A, et al. The health impacts of traffic-related exposures in urban areas: Understanding real effects, underlying driving forces and co-producing future directions. J Transp Health. 2016 Sep;3(3):249–67.

4 Sreetheran M, van den Bosch CCK. A socio-ecological exploration of fear of crime in urban green spaces – A systematic review. Urban For Urban Green. 2014;13(1):1–18.

5 Hassen N, Kaufman P. Examining the role of urban street design in enhancing community engagement: A literature review. Health Place. 2016 Sep; 41:119–32.

6 Alouti F. Mieux accueillir les femmes dans l’espace public : le casse-tête des urbanistes et des chercheurs. Le Monde.fr 26 juin 2017 [Consulté le 25 juin 2018]. Lien

7 Gosselin C. La diffusion de l’urbanisme sécuritaire, sous la pression et en silence. The Conversation. 2016 [Consulté le 25 juin 2018]. Lien

HORIZON PLURIEL – N°35 – DÉCEMBRE 2018